Commission d'enquête Gallant
SAAQclic: François Legault a aussi reçu des chiffres erronés sur les coûts

Par La Presse Canadienne
Des chiffres erronés concernant le coût du projet SAAQclic ont été fournis au premier ministre François Legault un mois après la mise en service catastrophique de la nouvelle plateforme, le 20 février 2023. Son bureau disait avoir en main un montant de 455 millions $. La fiche qui lui a été retournée par l’équipe de Karl Malenfant, qui dirigeait le projet, faisait état d’un budget de 458 millions $ autorisé par le conseil d’administration de la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ).
Le procureur de la commission Gallant, qui était à terminer l’interrogatoire de l’architecte de SAAQclic, mercredi à Montréal, Me Alexandre Thériault-Marois, lui a rappelé qu’il avait lui-même déjà signé un avenant de 45,7 millions $ en ajout à ce contrat et qu’au-delà du contrat lui-même, le coût du projet était déjà rendu à 682 millions $.
La plateforme n'était pas prête
Au dernier jour de son témoignage, l’architecte du projet SAAQclic a admis d’entrée de jeu que la plateforme n’était pas prête au moment de son lancement, le 20 février 2023, alors que les défaillances s’accumulaient. «Si j’avais reçu de mes équipes des signaux différents, on aurait fait ça différemment. C’est vraiment la théorie des dominos et personne n’aurait souhaité ça. C’est inacceptable, c’est sûr», a dit M. Malenfant.
Initialement, le projet devait être lancé en décembre afin de profiter des deux semaines de la période des Fêtes alors que les activités de la Société de l’assurance automobile (SAAQ) sont au ralenti. À la fin novembre, toutefois, quatre équipes sur la vingtaine qui étaient à l’œuvre avaient indiqué ne pas être prêtes.
Ce n’est finalement qu’à la fin de janvier que les acteurs impliqués se sont dits prêts, même si «dépasser le 15 février c’est problématique parce que ce serait de fermer la SAAQ à une période de grand achalandage», a dit M. Malenfant. Cependant, il ne pouvait attendre une autre année puisque cela aurait coûté au moins 100 millions $ de plus de maintenir toutes les équipes en poste.
Pas de «journée dans la vie»
Des «dizaines de milliers de tests» de multiples niveaux avaient été faits, mais une dernière étape de tests que souhaitait faire Karl Malenfant, surnommée «Journée dans la vie», soit une simulation en parallèle du nouveau système avec le système existant au moment de traiter des demandes de clients en succursales, n’était pas incluse dans la soumission. «Ç’avait été retiré de la soumission, mais j’y tenais», a-t-il dit.
Le fournisseur, LGS (une filiale d’IBM), «refuse de s’y engager», explique l’ancien vice-président aux technologies de l’information de la SAAQ. «On aurait pu le faire dans un point de service, doubler le staff pour chaque client, deux employés, un avec le kit neuf, l’autre avec le vieux kit. Ce serait une stratégie plus robuste.»
D’ailleurs, dira Karl Malenfant un peu plus tard durant son témoignage, «j’aurais souhaité qu’en avril 2022, on gèle (le projet là où il était rendu). Mais ce n’est pas ce qui est arrivé. On a fait des changements et on m’en a imposé. J’aurais voulu six mois de gel pour faire des tests.»
Malgré tout, le lancement reporté a lieu et «je sais qu’il y aura des bogues, que je serai le paratonnerre, mais pas autant que ça», dit-il. Et l’Alliance formée des fournisseurs SAP et LGS exige un paiement additionnel de 5,5 millions $ pour compenser le report du lancement.
Des bogues par centaines
Le résultat de ce lancement sera éventuellement l’engorgement absolu des points de service de la SAAQ, alors que les bogues se révèlent par centaines et causent des maux de tête multiples à la SAAQ, mais les problèmes ont commencé dès la première tentative de mise en service, le lundi 20 février. «Ma vie a basculé lundi matin à 7h00», a raconté M. Malenfant, parce que la mise en ligne prévue à ce moment ne survient pas en raison de l’erreur d’un informaticien qui n’a pas mis la SAAQclic en ligne, mais plutôt une version test.
Le lendemain, «on a commencé à voir les lumières baisser», parce que la puissance des serveurs n’est pas suffisante alors qu’elle devrait l’être, ce qui signifie que certains processus exigent trop de pouvoir et qu’il faut les identifier.
LGS tente de se retirer
Les problèmes se poursuivent durant des semaines et trois mois plus tard, l’interlocuteur de M. Malenfant chez IBM, Michel Dumas, lui dit que la période post-implantation de trois mois qui était prévue au contrat est terminée et qu’il va commencer à réduire ses équipes, ce qui déclenche l’ire de M. Malenfant.
«Je suis vraiment en colère. Ça fait trois mois que je ne dors pas», dit-il. Il fait valoir que même si la période de stabilisation de trois mois prévue au contrat est terminée, «on voit qu’on n’est pas stabilisé encore». En effet, un tableau montre qu’à cette période, il reste toujours plus de 370 problèmes qui provoquent des arrêts ou une dégradation.
Karl Malenfant avoue que la SAAQ a songé à poursuivre LGS, «mais on doit faire fonctionner la patente» et d’intenter des procédures judiciaires contre le fournisseur serait donc risqué.
Après un court contre-interrogatoire de l’avocat de la SAAQ, le commissaire Gérard Gallant a donné le plancher à M. Malenfant, lui demandant de s’exprimer librement s’il croyait avoir quelque chose à ajouter.
Plaidoyer de Malenfant
Celui-ci a d’abord dit avoir été surpris en arrivant dans le secteur public par «cette vision étatique que le temps n’a pas d’importance. Ce qui est important, ce sont les processus». Ce qui prend un an au privé en prend deux dans le secteur public en raison des multiples contraintes à gérer. «L’État c’est un long fleuve tranquille, mais il y a beaucoup de piranhas», a-t-il imagé.
Il a aussi souligné que le secteur public – comme l’ensemble du marché du travail – est aux prises avec un manque de talents en technologies de l’information, ce qui cause du retard au point où «les dettes technologiques sont vraiment en augmentation au gouvernement du Québec». Mais après l’effort colossal exigé par le projet SAAQclic, «les 500 personnes qui contribuaient méritaient au moins des félicitations. Ils ont travaillé des soirs et des fins de semaine. Ils ont laissé leur santé et on ne leur a même pas dit merci».
«Je suis radioactif»
Enfin, il a présenté les résultats d’une vaste étude sur les coûts de 16 000 grands projets démontrant que, de tous les projets, ce sont ceux en technologies de l’information qui présentent le risque le plus extrême de dépassement de coûts, loin devant tous les autres types de projets.
En terminant, il a laissé le commissaire sur cette question concernant son vis-à-vis chez LGS, Michel Dumas, qui a été nommé vice-président à la CNESST en novembre 2024 par le même gouvernement qui a qualifié le projet de fiasco: «Pourquoi mon vis-à-vis, lui, a le droit de revenir comme vice-président et moi je suis radioactif? C’est ça ma réalité aujourd’hui. Je suis radioactif.»
Michel Dumas était attendu en après-midi à la commission.
Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne