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Un monde de souffrances: Comment la polycrise mondiale façonne la jeunesse canadienne

durée 04h00
17 décembre 2025
La Presse Canadienne, 2025
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Temps de lecture   :  

5 minutes

Par La Presse Canadienne, 2025

TORONTO — Amir Faraji tient un journal pour conjurer le désespoir.

Cela l'aide à transformer une forme diffuse de désespoir, qu'il attribue à l'état du monde, en quelque chose de tangible: des mots sur une page.

Depuis près de la moitié de sa vie, ce Torontois de 26 ans est témoin de tragédies. La brutalité policière, les changements climatiques et les violations des droits de l'homme défilent sur l'écran de son téléphone. Et tout semble empirer.

«Il y a dix ans, je n'aurais jamais imaginé voir des enfants mourir sur mon Instagram, dit-il. Comment peut-on regarder ça et continuer sa journée normalement ?»

Loin d'être le seul

Le Rapport mondial sur le bonheur suggère que les jeunes sont devenus le groupe d'âge le plus malheureux au Canada, un renversement complet des tendances observées depuis longtemps. En 2011 encore, les moins de 30 ans étaient le groupe démographique le plus heureux au Canada.

Les raisons de leur mal-être peuvent être diverses, mais un nombre croissant de recherches suggère que le monde est à nouveau confronté à une polycrise.

Il s'agit d'un ensemble de crises interdépendantes et persistantes qui s'influencent mutuellement: la crise climatique affecte la crise de santé publique, qui, elle-même, affecte la crise des inégalités de richesse.

M. Faraji, quant à lui, consigne dans son journal tout ce qui ne va pas dans le monde.

Il revient sur l'offensive israélienne contre la bande de Gaza, actuellement contenue par un cessez-le-feu, et sur une vidéo qu'il a vue l'an dernier, montrant une mère palestinienne portant le corps de son enfant décédé.

Il écrit sur les obstacles structurels à la réussite ici même, au Canada, comme le manque de volonté politique de réduire le coût du logement, car de nombreux Canadiens ont considéré l'immobilier comme leur principal investissement.

«J'en suis arrivé à un point où je me dis: “Ce n'est pas entièrement de ma faute”, explique Amir Faraji. Chacun pourrait faire quelque chose pour améliorer sa vie, mais ces problèmes dépassent largement les capacités d'une seule personne.»

D'une certaine manière, c'est rassurant. Mais ce sentiment d'impuissance est en soi déprimant, ajoute-t-il.

C'est en partie ce qui caractérise notre époque, explique Mack Penner, historien de 32 ans et chercheur postdoctoral à l'Université de Calgary.

Autrefois, il existait des mouvements de résistance clairs contre l'ordre établi.

Il souligne la montée fulgurante de l'extrême droite ces dernières années et établit des parallèles avec l'Europe des années 1930. À cette époque, dit-il, un puissant mouvement politique s'opposait au fascisme: le socialisme.

«Aujourd'hui, je pense que ce sentiment de confrontation idéologique est beaucoup moins marqué. On assiste à la montée du fascisme et, de l'autre côté, à une sorte de zone floue et indéfinie», dit-il.

Il y a à peine 15 ans, le mouvement Occupy Wall Street a peut-être insufflé un nouvel espoir aux jeunes.

«Si vous étiez insatisfait de la situation — peut-être de problèmes spécifiques, comme les inégalités économiques —, il semblait au moins exister un mouvement politique auquel vous pouviez raccrocher vos espoirs. Aujourd'hui, je n'en suis plus si sûr», a affirmé M. Penner.

Cette période de flottement politique survient après des années de bouleversements pour les jeunes adultes, qui ont atteint l'âge adulte pendant la pandémie de COVID-19.

L'an dernier, M. Penner a donné un cours intitulé «Le capitalisme en crise» et a demandé à ses étudiants de lever la main si la «crise» constituait l'expérience intellectuelle, idéologique et politique marquante de leur vie.

«Les mains se sont levées d'un coup. Pratiquement tout le monde dans la salle disait: “Oui, je suis une personne en crise. C'est le monde dans lequel je vis. C'est ce qui m'a façonné.”»

Mack Penner a quelques années de plus que les plus âgés de la génération Z, et il explique que son rapport aux crises est différent de celui de ses étudiants de 22 ans. Il était au lycée pendant la crise financière de 2008 et a atteint l'âge adulte pendant la crise de la zone euro.

«D'une certaine manière, je me sentais protégé de ces grands bouleversements géopolitiques et géoéconomiques. J'en étais conscient, surtout de leurs conséquences, les inégalités économiques étant probablement la principale», dit-il.

Les crises d'aujourd'hui sont étroitement liées

Megan Shipman, 36 ans, explique que cela pourrait être dû au fait qu'il est plus difficile de démêler l'écheveau des crises aujourd'hui.

Mme Shipman est chercheuse associée au Cascade Institute, un laboratoire d'idées et d'actions basé à l'Université Royal Roads de Victoria, et membre d'une équipe qui cartographie la polycrise. Du climat à l'économie, ils ont identifié neuf systèmes mondiaux affectés par différentes tensions, notamment la polarisation idéologique, la divergence démographique et les inégalités économiques.

«On ne les considère pas comme un tout, mais il est évident qu'ils s'influencent mutuellement. Nous essayons donc de déterminer précisément de quoi il s'agit», mentionne-t-elle.

«Nous ne pourrons rien résoudre tant que nous n'aurons pas compris comment ils fonctionnent», indique-t-elle.

Les polycrises ont toujours existé, affirme Mme Shipman. On cite souvent l'exemple de la peste noire, une pandémie de peste qui a décimé jusqu'à la moitié de la population en Europe au XIVe siècle, bouleversant l'économie et les structures sociales.

«Le monde a connu de nombreuses crises, mais nous pensons qu'actuellement, les choses sont si étroitement liées qu'elles nous rendent plus vulnérables à un effondrement», énonce-t-elle.

Imaginez si la peste s'était propagée par avion plutôt que par bateau. Si la production alimentaire avait été aussi centralisée à l'époque qu'elle l'est aujourd'hui. Si une maladie au taux de mortalité similaire frappait pendant la saison des feux de forêt et que les pompiers étaient incapables de maîtriser les incendies qui menacent chaque année nos infrastructures…

L’autre élément qui distingue la crise actuelle est la disponibilité de l’information, selon Mme Shipman, docteure en neurosciences.

«Nous savons que cela perturbe certains de nos mécanismes biologiques innés. Nous avons évolué dans un environnement où les stimuli étaient moins nombreux, et où le stimulus le plus négatif ou le plus important accaparait toute notre attention», précise-t-elle.

Aujourd’hui, nous avons un accès permanent aux pires événements du monde.

«Nous ignorons encore les conséquences exactes que cela aura sur nous, conclut Mme Shipman. Cependant, notre capacité cognitive est limitée pour gérer tout ce à quoi nous sommes confrontés.»

Nicole Thompson, La Presse Canadienne