Stupéfiants: c'est le Canada qui a un problème avec les États-Unis, et non l'inverse


Temps de lecture :
8 minutes
Par La Presse Canadienne, 2025
MONTRÉAL — Une enquête de La Presse Canadienne démontre que le Canada s’est vu forcé d’investir plus d’un milliard $ pour sécuriser sa frontière avec les États-Unis sur la base d’une fausseté propagée par le président Donald Trump pour justifier l’imposition de tarifs.
L’objectif de l’enquête était de comparer le trafic de stupéfiants durant les quatre premiers mois de l’administration Trump, de janvier 2025 à avril 2025 inclusivement, à la même activité durant la même période en 2024 par une compilation exhaustive des données, statistiques et documents portant sur les saisies de stupéfiants – en particulier sur le fentanyl évoqué par le président américain, mais aussi sur plusieurs autres drogues illégales – tant par les services frontaliers américains que canadiens.
Le résultat est sans équivoque. Les données recueillies par La Presse Canadienne, dont certaines jusqu’ici inédites, montrent que c’est le Canada qui a un problème de drogue provenant des États-Unis et non l’inverse.
Fentanyl: des quantités insignifiantes
Durant les quatre premiers mois de 2024, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) avait effectué une seule saisie de fentanyl destiné aux États-Unis, pour un total de 4 grammes. Durant la même période, les douaniers canadiens ont intercepté 349 grammes de fentanyl provenant des États-Unis et destiné au marché canadien, soit 87 fois plus que dans l’autre direction.
De leur côté, les douaniers américains saisissaient durant la même période «moins de 700 grammes» de fentanyl à la frontière canadienne, selon leurs statistiques. Or, aux autres frontières américaines (Mexique, Porto Rico, maritimes et aéroports), ils en ont saisi un peu plus de deux tonnes métriques et demie, soit 2540 kilos. Le fentanyl en provenance du Canada représentait alors 1,57 % du total des entrées saisies des deux côtés de la frontière.
Effort majeur, résultats marginaux
Un an plus tard, de janvier à avril 2025, après que le Canada se fut mis au garde-à-vous sous la menace tarifaire du président Trump en annonçant des investissements de 1,3 milliard $ dans la protection de la frontière (et la nomination d’un «tsar» du fentanyl, ou commissaire de la lutte canadienne du fentanyl), le nombre de saisies et la quantité interceptée explosaient. Cette fois, 145 saisies permettaient d’intercepter un peu plus de 2 kilos de fentanyl destinés aux États-Unis, principalement lors de l’opération Blizzard menée par l’ASFC en février et mars. Dans le sens inverse, cinq saisies avaient permis d’intercepter 28 grammes de fentanyl provenant des États-Unis.
Le communiqué de l’ASFC précisait que cette offensive avait été «lancée dans le cadre du Plan frontalier du Canada (les investissements de 1,3 milliard $ annoncés en décembre par le premier ministre de l'époque, Justin Trudeau) afin d'intercepter le fentanyl et d'autres drogues illégales. (…) Au cours de l'opération, les agents et les agentes des services frontaliers ont examiné les envois, en accordant une attention particulière au courrier, fret aérien et conteneurs maritimes à destination des États-Unis.» En d’autres termes, on a mis le paquet sur les envois vers les États-Unis pour trouver le fentanyl auquel faisait allusion Donald Trump.
Les agents de la United States Customs and Border Protection (USCBP), de leur côté, saisissaient durant les quatre premiers mois de 2025 encore une fois «moins de 700 grammes» de fentanyl à la frontière canadienne, mais 1277 kilos de cet opioïde aux autres frontières, soit 600 fois plus que les quelque 2 kilos interceptés par les Canadiens.
«Une arme pour justifier les tarifs»
Et malgré cette «augmentation» de la quantité de fentanyl saisi destiné aux États-Unis, l’opération Blizzard a permis un autre constat: «67,5 % de toutes les saisies concernaient des stupéfiants illégaux provenant des États-Unis, tandis que 17,5 % concernaient des stupéfiants destinés aux États-Unis», précise le communiqué de l’ASFC. On y apprend que l’interception de fentanyl ne représentait que 116 saisies sur les 2600 de l’opération, l’écrasante majorité étant des interceptions d’autres stupéfiants entrant au Canada en provenance des États-Unis.
Le professeur Eugene Oscapella, spécialiste en matière de trafic de stupéfiants au département de criminologie de l’Université d’Ottawa, n’est nullement étonné de ces constats. «Il y a une tendance historique des États-Unis de blâmer d'autres pays pour le problème de drogue chez eux. On le fait depuis des décennies, mais dans ce cas-ci, on l'utilise comme une arme pour justifier les tarifs. Ça n'a rien à voir avec la réalité concernant les drogues au Canada et la vente de drogue aux États-Unis par voie du Canada.»
La GRC dément
L’obsession de Donald Trump face au fentanyl canadien a fait son chemin jusque dans un document officiel. Au mois de mai dernier, la Drug Enforcement Administration (DEA) avait fait sourciller les autorités canadiennes en consacrant un paragraphe dans son «National Drug Assessment 2025» (Évaluation de la menace posée par les drogues 2025) en faisant état de la «préoccupation grandissante des États-Unis» face aux «super laboratoires» de fentanyl canadiens après le démantèlement d’une telle installation par la GRC en octobre 2024. Préoccupation qui mentionnait tout de même que les saisies de fentanyl provenant du Canada pour toute l’année 2024 et le printemps 2025 se chiffraient à 22,7 kilos, comparativement aux 9,354 tonnes métriques saisies à la frontière mexicaine.
Ce seul paragraphe dans un document de 80 pages qui ne fait aucune autre mention du Canada en matière de menace liée aux stupéfiants a provoqué une réponse plutôt irritée de la GRC: «Il n’y peu ou pas de preuves ou de données des forces de l’ordre canadiennes ou américaines pouvant soutenir l’affirmation selon laquelle le fentanyl produit au Canada représente une menace grandissante. (…) Le fentanyl produit au Canada est destiné principalement à la consommation domestique», écrivait un porte-parole de la police fédérale au bureau de La Presse Canadienne à Washington en réponse à ces prétentions.
États-Unis: exportations massives au Canada
Nous nous sommes concentrés d’abord sur les saisies de fentanyl, en raison de l’importance démesurée que lui a accordée le président Trump, mais aussi sur celles de cocaïne, de métamphétamines et de cannabis en raison de l’importance des quantités saisies et parce qu’elles offrent des données comparables à celles des Américains, qui ne sont pas compilées de la même façon.
Ainsi, le véritable problème du Canada, ce sont – au-delà du fentanyl – les autres drogues qui arrivent des États-Unis, surtout la cocaïne et les métamphétamines. Rebecca Purdy, porte-parole de l’ASFC, résume ainsi la situation: «Au cours des cinq dernières années, la quantité de fentanyl saisie en provenance des États-Unis a augmenté de plus de 1600 %, celle de cocaïne des États-Unis a augmenté de plus de 290 %, celle de méthamphétamine de plus de 200 %.»
Les données canadiennes obtenues par La Presse Canadienne pour les quatre premiers mois de 2025 montrent cependant une pause de la tendance haussière. Lorsqu’on analyse les quantités de cocaïne, métamphétamines et de cannabis, le volume (en kilos) de stupéfiants venant des États-Unis a connu une baisse d’environ 10 % entre les quatre premiers mois de 2024 et 2025. De manière plus spécifique, on note une baisse de 90 % du volume des entrées de métamphétamines, mais une augmentation de 125 % de celui des importations de cocaïne.
Quant aux exportations canadiennes de stupéfiants, celles-ci ont connu une baisse de 4,6 %. Le cannabis est, de loin, la drogue la plus exportée par le Canada, représentant 98 % du volume des saisies canadiennes en 2024 et 90,5 % en 2025. Cependant, ce cannabis étant légal au Canada et dans 24 des 50 États américains, la quasi-totalité des quantités importantes de cannabis saisies était destinée principalement à des pays européens.
Du côté américain, mises à part les données spécifiques sur le fentanyl et l’héroïne, la USCBS ne tient que des statistiques générales amalgamées montrant les quantités totales saisies de l’ensemble des drogues. À la frontière nord, celle du Canada, 607 kilos de stupéfiants ont été saisis durant les quatre premiers mois de 2024, contre 561 kilos de stupéfiants pour la même période de 2025, soit une baisse de 7,6 %. Cette réduction survient toutefois au même moment où l’on constate une baisse marquée du nombre de Canadiens entrant aux États-Unis, mais il est impossible d’établir un lien de cause à effet entre les deux.
Pendant ce temps, aux autres points d’entrée (au Mexique, par mer et par avion), les quantités de stupéfiants entrant aux États-Unis atteignaient 10 660 kilos de janvier à avril 2024, soit 17,6 fois plus qu’à la frontière canadienne, et 9752 kilos durant la même période de 2025, soit une diminution de 8,5 %, mais toujours 17,4 fois plus qu’à la frontière nord.
Le professeur Oscapella estime effectivement que «le Canada a un problème d'importation de drogue par la voie des États-Unis et on a surtout un problème d'importation d'armes des États-Unis lié au trafic de drogue», prend-il soin d’ajouter.
Communications publiques des douaniers
Un survol de la douzaine de communiqués publiés par l’ASFC durant les quatre premiers mois de 2025 montre notamment deux saisies totalisant deux tonnes métriques de cannabis en route vers l’Espagne et le Nigeria et des saisies de 148 kilos de métamphétamines destinés à Hong Kong et à l’Australie, mais rien à destination des États-Unis.
En matière d’importation, on note la découverte de 142 kilos de cocaïne venus du Mexique par train et découverts à Montréal après avoir traversé les frontières américaines au sud et au nord sans encombre. Par voie terrestre, les douaniers canadiens interceptaient un total de 569 kilos de cocaïne et 186 kilos de métamphétamines dans des camions provenant des États-Unis.
L’année précédente, l’ASFC n’avait publié que trois communiqués de janvier à avril 2024 reliés aux stupéfiants, dont 406 kilos de métamphétamines venus des États-Unis par camion et un peu plus d’une tonne métrique et demie (1556 kilos) de cocaïne venant aussi des États-Unis, mais destinée à l’Europe, interceptée dans un port canadien. Encore là, rien à destination des États-Unis.
Côté américain, nous avons également analysé les communiqués publiés par les services frontaliers, toujours durant les quatre premiers mois de 2024 et de 2025. Bien que ces communiqués représentent une source plus anecdotique que statistique, ils témoignant néanmoins d’un déséquilibre absolu entre ce qui se passe à la frontière canadienne et à celles du Mexique, en mer et dans les aéroports.
Ainsi, l’USCBS a publié 81 communiqués liés aux stupéfiants durant les quatre premiers mois de 2024, dont un seul parle de drogue saisie à la frontière nord, soit 0,6 kg de drogues diverses dont de la cocaïne au poste frontalier Champlain (côté américain de Saint-Bernard-de-Lacolle). Les 80 autres communiqués font état d’un peu plus de 18 tonnes métriques et demie (18 559 kilos) constituées, par ordre d’importance, de métamphétamines, de cannabis, de cocaïne et de fentanyl, aux frontières sud, maritimes et aéroportuaires.
Durant les quatre premiers mois de 2025, l’USCBS a publié 49 communiqués dont seulement trois se rapportent à des saisies à la frontière canadienne. Or, deux de ces trois dossiers concernent des camions amenant au total 207 kilos de cocaïne au Canada. Le troisième fait état d’un paquet en provenance du Canada dans un entrepôt de Seattle contenant 0,5 kilo de fentanyl.
Les 46 autres communiqués américains rapportent, pendant la même période aux frontières mexicaine, maritime et aéroportuaire, des saisies totalisant près de 5 tonnes métriques (4955 kilos), dans l’ordre d’importance des volumes saisis, de métamphétamines, de cocaïne, de cannabis et de fentanyl.
Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne