La lutte des personnes bispirituelles face à l'héritage colonial et ses conséquences


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Par La Presse Canadienne, 2025
MONTRÉAL — Les personnes bispirituelles sont confrontées à un héritage colonial qui les assimile souvent et uniquement à l'orientation sexuelle ou à l'identité de genre, tout en remettant en question leur existence au sein même des communautés autochtones. Les différentes générations de personnes bispirituelles luttent ainsi pour déconstruire les ravages de la colonisation et renouer avec une culture dans laquelle elles ont toujours existé.
Bien que les personnes bispirituelles sont souvent décrites comme ayant à la fois un esprit féminin et masculin, leur identité ne s'arrête pas là et transcende la binarité de genre émanant de la culture allochtone. Comme les Hijras en Asie du Sud, ou encore les Muxes, au Mexique, les personnes bispirituelles sont considérées comme le «troisième genre» au sein des Premiers Peuples.
Ces personnes endossent avant tout divers rôles au sein de leur communauté, tels que l’enseignement, la conservation du savoir, la guérison, l’herboristerie, la garde d’enfants, l’accompagnement spirituel, l’interprétation, la médiation ou encore les arts.
«Ceux qui ne sont ni hommes ni femmes sont des individus qui sont capables de combler les lacunes dans les communautés, par des rôles qui sont nécessaires, mais qui demandent une certaine fluidité en termes de capacités et d’habilités, explique Diane Labelle, qui s'identifie comme une personne bispirituelle non binaire d’héritage mohawk sans statut. Ce sont des personnes qui sont plus fluides, qui ont toujours été là et ont toujours joué des rôles importants, car elles ont une capacité de penser différemment.»
Elle précise que les personnes deux esprits «encadrent plus qu'une seule énergie» et cherchent constamment à «trouver un équilibre» entre elles. Diane Labelle déplore l'importance mise sur le genre ou l'orientation sexuelle, au détriment de la dimension spirituelle qui leur est propre.
«Ce qui me donne du courage et de l’espoir, c’est cette nouvelle génération, qu’elle soit autochtone ou non et qui lutte contre cette idée de séparer ou de reconnaître seulement certains individus, en brisant cette notion de binarité de genre», ajoute Diane Labelle, âgée de 66 ans.
«Nous c’est pas une question de faire un 'coming out', mais de faire un 'coming in', ce qui veut dire de reprendre notre place et de cesser de donner tellement d'importance à la notion d’orientation sexuelle et de genre, souligne Diane Labelle. C’est simplement de reprendre sa place et en reprenant sa place, de devenir membre de la communauté et d'y valoriser sa présence.»
Les conséquences de l'effacement culturel
Les personnes bispirituelles en quête de réponse se heurtent souvent à un mur quand il est question du savoir autochtone au sujet de la bispiritualité. Selon Xan Choquet — un homme trans deux esprits de 25 ans — les personnes deux esprits ont été «énormément effacées à cause de la religion et de la colonisation».
«Pendant longtemps, les personnes deux esprits n'ont pas pu pratiquer leurs cérémonies et on a donc perdu certains des rôles, en nous empêchant de pratiquer ces traditions, explique le jeune ilnu de Mashteuiatsh. On a une méconnaissance (des personnes deux esprits).»
Il ne fait aucun doute pour lui que la méconnaissance de cette identité au sein même des communautés autochtones est la conséquence de l'effacement de la culture autochtone par le colonialisme et la politique des pensionnats autochtones. Il devient alors primordial, selon Xan Choquet, d'étoffer la littérature et de documenter davantage la réalité et l'histoire des personnes de cette communauté.
«Il y a des aînés (autochtones) qui vont dire parfois qu’il n’y a jamais eu de personnes deux esprits, mais ça c’est à cause des pensionnats, du colonialisme et de toute l’éducation religieuse», explique Xan Choquet.
Il souligne que le terme «deux esprits» a été créé en 1990 pour «décrire quelque chose qui existait déjà», ce qui peut rendre plus difficile, selon lui, la connexion avec les aînés des communautés autochtones et la transmission du savoir.
Xan Choquet se réjouit toutefois de l'augmentation de la reconnaissance des personnes deux esprits au sein des communautés autochtones et allochtones. Il évoque les différents pow-wow bispirituels en Amérique du Nord et l'intégration progressive des personnes deux esprits dans les cercles de danse.
«On a tellement été effacés que c'est normal qu'on n'ait pas beaucoup de savoir (sur la bispiritualité)», ajoute Xan Choquet.
Diane Labelle souligne qu'il peut être parfois difficile pour les personnes bispirituelles d'être acceptées au sein même des communautés autochtones. Elle explique qu'il y a encore «cette crainte d'être rejeté» par les membres de sa propre communauté.
«On voit dans les communautés l’existence de cette idée qu'on ne doit pas faire bouger les choses», ajoute Diane Labelle.
«J’ai rencontré un jeune homme bispirituel d’à peine 37 ans qui me racontait qu’il avait été violé au delà de 25 fois, même en présence de membres de sa famille, par le fait qu’il était deux esprits, raconte-t-elle. Sa bispiritualité a été reconnue à un très bas âge et on s'est donc attaqué à lui, car il est perçu comme s'il ne valait rien.»
Diane Labelle soutient que l'austérité de certaines personnes autochtones à l'égard des personnes bispirituelles est la «conséquence d’années de colonisation et de déshumanisation».
«Ça dépend des communautés et du niveau de la colonisation, ajoute-t-elle. Pour ceux qui sont passés par les pensionnats, la notion de genre et d'activité sexuelle a été rattachée à cette notion de péché, donc c’est plus difficile pour ces individus (de reconnaître notre existence).»
«Une case à cocher»
Les personnes deux esprits sont aussi confrontées à la méconnaissance des communautés issues de la diversité sexuelle et de genre. Xan Choquet rappelle qu'être deux esprits est propre aux personnes autochtones et qu'il est donc impossible pour les allochtones de s'identifier de la sorte.
«Je vois ça un peu comme de l’appropriation culturelle, mais, pour nous c’est une peu dans le sens "laissez-nous ça", dit-il. Ce que les allochtones doivent comprendre, c’est qu’ils viennent de découvrir la bispiritualité, nous, on a besoin de se le réapproprier.»
«Tout n’est pas à partager (avec les allochtones), on doit prendre le temps de se le réapproprier, de se relever et d’aller chercher les connaissances (à ce sujet)», ajoute Xan Choquet.
Il dénonce également l'inclusion de façade pratiquée par certains groupes issus de la diversité sexuelle et de genre qui veulent «des autochtones, mais d'une certaine manière».
«J'ai souvent été contacté par certains groupes qui voulaient inclure des personnes deux esprits, mais il fallait que ça corresponde visuellement à leur définition de la bispiritualité, explique Xan Choquet. On dirait souvent qu'ils font ça juste pour se sentir moins mal, mais il faut qu'on soit mis de l'avant et pas juste sur le côté comme trop souvent pour que ça corresponde aux normes (...) ça devient une case à cocher au final.»
Il déplore aussi l'invisibilisation de sa communauté par l'omission régulièrement du «2E» au début du sigle LGBTQI+. Depuis 2022, le sigle officiel utilisé par le gouvernement canadien est «2ELGBTQI+».
«Si on n’est pas mis en premier, ça efface quelque chose, ça a été mis en premier pour reconnaître qu'on a toujours été là, malgré le colonialisme qui a tenté de nous effacer, dit-il. Quand on enlève le '2E' au début du sigle c'est comme si on enlevait l'importance du fait qu'on a toujours été là.»
Quentin Dufranne, La Presse Canadienne